« Leçon n°7 ! Sort plutôt vers 21h, c’est une heure parfaite pour nous. Comme tu peux le voir, il n’y a personne, mais ce n’est pas choquant de croiser d’autres gens. Donc préfère 21h le soir et 6h le matin. Surtout les jours de travail. »

 

Hugo acquiesça en silence au conseil d’Abraham. Il connaissait très bien la leçon n°7… C’était l’une des favoris du vieil homme, sûrement parce qu’il l’avait trouvé lui-même. Hugo connaissait bien l’argumentaire de son mentor, mais ne disait rien pour ne pas le froisser. Et surtout parce que, comme disait son père : « Ne coupe pas la parole à un homme qui a plus de 2 fois ton âge. » Donc il allait encore devoir écouter Abraham longtemps. Pourtant, le vieil homme ne faisait pas la soixantaine d’année qu’il avait plaisir à rappeler pour voir le visage surpris des inconnus à qui il se présentait. Il n’était pas excessivement imposant, mais on sentait émaner de lui un tonus et une vigueur qui comblait amplement l’espace qu’il ne prenait pas avec ses épaules. Il était passionné et ne restait jamais en place, toujours à faire quelque chose, à agir. Cela avait ses inconvénients, certes, mais Abraham s’en foutait. Hugo aimait bien Abraham. Ce vieux schnock savait beaucoup de choses et l’avait pris sous son aile quand il en avait eu le plus besoin. Et rien que ça, ça valait bien le fait de juste acquiescer quand il lui répétait la même chose pour la 100ème fois.

 

Hugo fut tiré de ses pensées par la voix d’Abraham, ou plutôt par son absence. Le vieux avait arrêté de parler. Surement s’était-il rendu compte qu’Hugo ne l’écoutait plus. Il se sentit un peu coupable. Il aurait voulu s’excuser, mais leçon n°12 : « Ne jamais s’excuser ». Il ne savait pas pourquoi Abraham y tenait. Coupé dans le fil de ses pensées, Hugo essaya quelques secondes de les retrouver, en vain. Il finit par se résigner et se contenta simplement d’admirer la ville qui l’entourait. Depuis qu’il avait commencé ses balades crépusculaires avec Abraham, il s’était découvert une toute nouvelle passion : observer les gens, chez eux, depuis la rue. Oui, parfois, ça lui donnait un peu l’impression d’être un voyeur, mais il trouvait tellement fascinant le fait de voir toutes ces vies qui se déroulaient en parallèles les unes des autres, paisiblement, comme si le reste du monde n’importait pas. Voir les gens vivre leur propre vie avait quelque chose d’hypnotique. De fenêtre en fenêtre, le regard d’Hugo allait de bâtiment en bâtiment, avant de retomber sur le trottoir. Devant eux, à une centaine de mètre, il remarqua une jeune femme habillée élégamment, avec un gilet malgré la douceur de la soirée. Quelqu’un de prévoyant, se dit Hugo. La femme marchait d’un pas énergique, faisant claquer ses talons contre le béton. La tête rentrée entre les épaules, le pas rapide. Hugo jeta un coup d'œil à Abraham. Le vieux regardait les devantures des magasins devant lesquels ils passaient. Hugo ne doutait pas du fait qu’il l’avait remarqué, mais qu’aussi il l’ignorait copieusement.

 

Alors que la distance entre la femme et les 2 hommes se réduisait, Hugo vit enfin ce que la femme semblait fuir : 3 hommes avançant derrière elle d’un pas tout aussi rapide, ratissant toute la largeur du trottoir. Hugo commença à accélérer le pas, mais fut retenu par son ami qui lui attrapa fermement le bras. Il lui intima en silence de ne rien faire. Le jeune hésita un moment, mais il finit par se délivrer de l’emprise du vieil homme et s’élança vers la femme, levant une main pour la saluer. Abraham soupira lourdement en le voyant s’éloigner, mais finit par lui emboiter le pas. La jeune femme, apercevant Hugo, alla à sa rencontre aussitôt. Ce dernier eut un immense sourire intérieur quand il vit le visage des 3 poursuivants devenir livide en apercevant la carrure d’Abraham qui avait fini par rejoindre son crétin de collègue. Ils firent rapidement demi-tour.

« Merci ! Merci milles fois ! 

- Je vous en prie… lui répondit Hugo avec un sourire.

- C’est bien normal ! » renchérit Abraham, saluant la jeune femme en soulevant légèrement son chapeau, un immense sourire aux lèvres.

L’inconnue les remercia de nouveau et reprit son chemin.

« Tu vois ? Ce n’était pas si dangereux de…

- Ton nez ! » tonna Abraham d’un ton brut,

 

Hugo sortit d’un geste rapide un mouchoir neuf et le plaça sous son nez pour arrêter le saignement qui commençait à perler. Les 2 hommes jetèrent des regards autour d’eux pour vérifier que personne ne les avait vu. Après s’en être assuré, Abraham gronda le jeune homme :

« Soyons heureux que ça ne soit pas arrivé une minute plus tôt. Il faut que tu te mettes ça bien dans le crâne : à partir de maintenant, ignore les gens. Ne t’approche pas d’eux. Compris ? »

Il ne répondit pas, gardant son mouchoir sous son nez.

 

« Excusez-moi ! » fit alors soudainement une voix dans son dos.

Hugo se figea échangeant un coup d’œil paniqué avec Abraham. Le vieil homme resta de marbre.

« Oui monsieur l’agent ? » demanda-t-il.

Hugo essaya discrètement d’arracher un morceau de mouchoir pour le caler au fond de sa narine comme lui avait appris à faire Abraham. Il fit une boule et l’enfonça d’un coup tout au fond de son nez, si bien qu’il crut qu’elle ressortirait dans sa gorge. C’était une sensation ignoble, mais cela ferait l’affaire. Il glissa le mouchoir ensanglanté dans sa poche et se retourna vers le policier qui lui jeta un regard suspicieux.

« Vous allez bien monsieur ? »

Hugo ravala un raclement de gorge et voulut répondre, mais son mentor le devança :

« Oh excusez le petit, c’était son premier jour à l’usine aujourd’hui. Les jeunes de nos jours… une journée debout et ils s’écroulent comme des masses sur le chemin du retour. 

- Je vois ça... Vous travaillez dans une usine ? demanda le policier circonspect. On ne dirait pas…

- Comprenez-nous, difficile de séduire quand on à la tête de l’emploi ! »

Il accompagna sa réflexion de cet immense sourire charmeur dont il avait le secret. Le policier souria légèrement. Hugo voulut accompagner son compagnon et sourit aussi, d’une expression beaucoup plus crispée et moins rayonnante qu’Abraham. Leur interlocuteur se figea, les yeux écarquillés, comme un lapin pris dans des phares.

 

Hugo comprit l’énorme erreur qu’il venait de commettre quand il sentit le goût de sang dans sa bouche. Abraham perdit son sourire. Le policier dirigea lentement une main vers sa ceinture, levant l’autre devant lui pour se protéger.

« Messieurs… Restez tranquilles. » Le temps se suspendit quelques instants. Puis tout alla très vite : le policier dégaina sa matraque, mais Abraham fut plus rapide et s’élança vers l’avant. Il lança un coup dans le ventre de l’officier et attrapa sa main armée. Il le repoussa et le balança sur le côté, dans une petite ruelle adjacente, à l’abri des regards. Le policier tenta de riposter, mais son adversaire était bien plus fort que lui.

« Viens m’aider ! » Abraham à Hugo en sifflant qui le rejoignit dans la ruelle pour se cacher, mais n’osa pas trop s’approcher.

« Qu’est-ce que tu fous ? » pesta le vieil homme, une main sur la matraque et une autre sur la bouche de l’homme en bleu. Il jeta un regard noir au jeune homme tétanisé.

« Je… » commença Hugo, son esprit encore embrouillé.

Profitant du relâchement de son assaillant, le policier lui mordit la main. Il arriva à libérer sa mâchoire et, de sa main libre, il attrapa son talkie-walkie et hurla à l’intérieur : « CODE ROUGE ! »

Aussitôt, Abraham asséna un coup violent sur le visage du policier qui se tut aussitôt. Il rajouta 2 autres coups violents pour s'assurer son immobilisme.

« Putain… Fais chier… » Du sang se mit lentement à couler de ses narines et de ses oreilles. Il se releva et sortit un mouchoir qu’il utilisa pour essuyer le sang qui coulait maintenant aussi de sa bouche.

« Putain ! Putain ! Putain ! Vraiment tu… ! » Abraham s’arrêta au milieu de son reproche. Il soupira :

« Achève le… et vite, avant que la police sanitaire ne débarque… »

De nouveau, Hugo resta figé. C’est une voix fluette qui le sortit de sa léthargie : « Messieurs ! Je… »

 

A l’orée de la ruelle, se tenait une fine silhouette dorée qu’il reconnut aussitôt. Pourquoi avait-elle fait demi-tour ? Abraham n’eut pas la même hésitation que le jeune homme et se mit en mouvement, bondissant d’une proie à une autre, la matraque du policier en main. Hugo fit volte-face et essayant de s’interposer, mais ses jambes faiblement ancrées dans le sol ne firent pas le poids contre la masse d’Abraham qui le renversa d’un coup d’épaule. Hugo entendit juste les claquements effrénés de talons puis un cri aigu, violemment interrompu par 2 chocs sourds. Il entendit Abraham revenir, trainant la femme derrière lui. Les yeux d’Hugo croisèrent le regard creux de la femme et s'y fixèrent, médusé.

Abraham le bouscula en récupérant une vieille barre en métal rouillé. Il était terrifiant : son sang baignait le haut de son tee-shirt et goutait à grosses gouttes sur le sol. Il essuya son menton dégoulinant d’un revers de manche et s’approcha de ses 2 victimes, la barre aiguisée en main.

Il l’enfonça d’une traite dans la gorge du policier qui convulsa dans un gargouillis pendant quelques secondes, avant de la retirer.

« On a de la chance qu’elle soit revenue celle-là, fit-il en s’approchant de la femme, on va pouvoir faire croire que c’était elle le code rouge. »

Il attrapa la femme par les cheveux et souleva sa tête. Il essuya sa bouche suintante sur ses vêtements, puis fracassa sa tête violement sur le sol. Il prit la barre en métal et la plaça dans la main de la jeune femme, puis la serra bien fort autour.

Hugo avait assisté à toute cette mise en scène dans le silence, assis dans les poubelles. Il était sidéré par l’assurance de son mentor. Combien de fois avait-il du faire ça dans sa vie ? Il se rendit compte aussi que la grande majorité des membres de la Communauté devait garder ce sang froid dans ce genre de circonstance. Il déglutit difficilement.

Une fois sa mise en scène finie, Abraham se releva. Ses vêtements étaient totalement souillés, par son sang et celui de ses victimes. Son regard s’adoucit. Il s’approcha d’Hugo et lui tendit une main :

« Lève-toi ! On doit dégager fissa. »

Hugo se releva avec son aide et commença à se diriger vers la rue principale. Il fut arrêté par Abraham.

« Mauvaise idée… On ne va pas retourner dans la rue maintenant. Surtout dans mon état. On va prendre par là. Normalement, on trouvera un parking souterrain. On devrait y trouver de quoi se changer. »

Il invita Hugo à le suivre, tout en sortant de ses poches une petite bouteille brune. Il en but quelques gorgées et la rangea.

Hugo le suivit, ne pouvant décrocher ses yeux de la scène que son mentor avait composé. C’est le bruit lointain d’une sirène qui le ramena dans le monde des vivants et qui lui fit tourner la tête.

 

 

Comme Abraham l’avait dit, après deux virages dans des ruelle sales et peu éclairées, les 2 compagnons atterrirent dans un parking. Les saignements d’Abraham avaient cessé et celui-ci suivit les panneaux pour aller jusqu’aux toilettes. Avant de commencer à se débarbouiller à l’évier, il pointa le disjoncteur électrique à Hugo qui observa le boitier en réfléchissant. Il reprenait doucement ses esprits : « Euh… 7, 8, 3 ?

- 3, 7, 4, le coupa Abraham. Pour les parkings, on prend le nom de la rue où se trouve l’entrée principale. »

Hugo entra les 3 chiffres sur le cadenas qui s’ouvrit dans un déclic net. La coque métallique ne protégeait en réalité aucun appareil électronique, mais 8 sacs plastiques soigneusement rangés. Hugo en saisit un et le donna à son mentor. Abraham se débattit quelques instant avec le scotch qui enlaçait le sac, avant d’en sortir des vêtements légers, de piètre qualité, mais propres. Alors qu’il se changeait, il interpella Hugo qui observait le faux disjoncteur et son contenu :

« Leçon n°2 Hugo… Apprend l’organisation des ruelles et la position des caches entre chez toi et l’entrepôt… »

Crédits Couverture : Photo by fotografierende on Unsplash.

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